Extrait de l’Article, » LE REGARD SUR LA VILLE », rédigé par Yves SOURDIER et publié dans le magazine ARCHITECTURE CREE
La notion de bien-être des usagers trouve de plus en plus sa place dans l’acte de construire, comme le prouve la multiplication des certifications qui viennent labelliser ces problématiques. La démarche a été initiée aux États-Unis en 2014 par la norme Well Building Standard, dont la seconde mouture vient d’être lancée et qui compte déjà 122 bâtiments certifiés, 104 pré-certifiés et 769 demandes en cours d’instruction.
D’autres ont suivi ce chemin, comme la norme Fitwel, qui revendique aujourd’hui plus de 95 projets certifiés ou en cours, ou bien la française OsmoZ.
Dans cette logique du bien-être, il n’est pas rare que le feng shui soit intégré aux réflexions en matière d’aménagement intérieur. Et certains ne plaisantent pas avec le sujet : un blogueur chinois a récemment été condamné pour diffamation à 26 000 euros d’amende pour avoir affirmé que des immeubles de bureaux construits par Zaha Hadid à Pékin ne respectaient pas les règles du feng shui.
En revanche, cette discipline de la médecine chinoise n’est guère associée à l’aménagement de l’espace urbain, alors même que d’innombrables disciplines se penchent sur la ville, la pluridisciplinarité étant même reconnue comme l’une des clés d’un avenir urbain harmonieux. Mais on aurait tort de se cantonner à des expertises académiques, à dominante occidentale qui plus est. D’autres savoirs, d’autres pratiques peuvent mériter d’être mobilisés. Ainsi, donc, du feng shui, qui propose une lecture originale et, partant, une nouvelle écriture urbaine. Spécialiste de cette discipline qu’elle applique à l’espace, aux territoires, à l’architecture et à l’aménagement intérieur, Corinne Pelissier explique ce que le recours aux principes et aux outils du feng shui peut apporter à la ville.
Le feng shui peut donner l’impression d’être une discipline un peu à part : à quelle tradition le relier? Comment le définir précisément?
L’adage fameux dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Dans la Chine ancienne, on faisait mieux encore : le médecin n’était pas payé s’il soignait son patient malade mais… si la personne conservait la santé ! Or, on l’ignore trop souvent, le feng shui est une branche de la médecine chinoise traditionnelle et s’inscrit donc, par nature, dans une logique de prévention.
Le feng shui est une discipline ancestrale, fondée il y a plus de 3 000 ans. Issue de l’observation de la nature et des lois qui régissent ses forces, elle permet de créer du lien entre l’homme ou la femme et son lieu de vie. Le feng shui se base sur l’enseignement taoïste, notamment sur l’idée que tout est en interaction et que la seule constante du vivant, c’est le changement. Dans un tout autre contexte, en partant d’un tout autre point de vue et à une tout autre époque, on retrouve un peu ce que disait Albert Einstein: «Tout est énergie, et c’est là tout ce qu’il y a à comprendre de la vie. Aligne- toi à la fréquence de la réalité que tu souhaites et cette réalité se manifestera. Il ne peut en être autrement.
Ce n’est pas de la philosophie. C’est de la physique.» Ainsi les règles du feng shui permettent-elles à l’humain de se reconnecter à lui-même et à son environnement.
L’application la plus connue du feng shui reste l’aménagement intérieur. Que peut-il apporter au service de l’urbanisme?
On sait que l’on n’a jamais l’occasion de faire deux fois une première impression. Il en est de même pour la ville. Comme pour toute rencontre, il y a les premiers instants où nos sens sont souvent inconsciemment amenés à évaluer, analyser et comprendre davantage qu’à ressentir l’effet pleinement physique, l’impact sur le rythme cardiaque, la respiration, les sensations d’oppression, d’ouverture, de joie, d’accueil. Or, tout se jouedans ces premiers instants, par les premiers contacts visuels, olfactifs, par la perception des champs magnétiques, des courbes, de l’organisation des mouvements.
Un tel ressenti se justifie d’autant mieux que, si l’on se place du point de vue du feng shui, une ville se comporte comme un vaste corps humain dans lequel chaque élément peut être considéré comme un organe remplissant sa fonction propre au sein de l’ensemble. La ville a ses liquides, sa lymphe, ses flux. Ses articulations, les points de jonction, ses points critiques, l’implantation des activités et types de populations. Elle a son cœur, son cerveau, son centre. Elle a ses cellules, les habitants, les visiteurs, bref les humains, qui ont besoin de se nourrir, d’être définis, d’appartenir à un groupe et aussi à un ensemble, de pouvoir se lier et échanger.
Le feng shui permet de décrypter ce corps, de proposer une lecture du paysage urbain respectant les sites et la topographie. Cette approche presque chirurgicale de l’analyse de l’espace serait un peu celle d’un détective des espaces, en mesure de décrypter la personnalité d’une cité, d’un quartier, d’un ensemble d’immeubles. Il s’agit d’identifier un ADN collectif afin de mieux savoir quel type de mouvements ou d’actions cet ensemble peut accueillir et soutenir.
Ce déchiffrage spatio-temporel permet d’identifier les forces et faiblesses, atouts ou limites d’un site: la qualité de l’énergie environnante, la qualité vibratoire du quartier, du lieu, comment l’énergie pénètre et nourrit un bâtiment, un espace commun…
Concrètement, quels sont les éléments pris en compte dans un diagnostic feng shui?
Un diagnostic feng shui décrypte l’espace en s’appuyant sur de nombreux facteurs: la localisation de la parcelle au sein de l’ensemble ; l’orientation à privilégier en fonction du site, de sa localisation, de sa destination ; les formes ; les matériaux présents et/ou représentés ; la qualité et la quantité des flux; les indications de qualités énergétiques données par la topographie ; les activités et événements antérieurs. Certaines de ces informations sont bien sûr déjà prises en compte par les concepteurs d’espace, mais avec le feng shui elles sont décryptées et évaluées énergétiquement.
À partir de ces différentes données, il devient possible de dégager des orientations qui viennent compléter, confirmer et affiner les préconisations des urbanistes et des architectes sur le type de construction, les formes, les matériaux, l’activité, le lien entre les lieux… Ce travail en partenariat permet alors d’ouvrir d’autres horizons : faire évoluer les villes, en les projetant dans le futur tout en conservant leur personnalité, leur ADN spécifique.
Ainsi identifiée et sublimée, l’énergie propre à chaque espace peut être utilisée pour soutenir le développement d’un bien-être et d’un bien-vivre collectifs ainsi que le développement harmonieux des activités naturelles et humaines.
À quelle étape d’un projet est-il possible d’envisager le diagnostic feng shui?
Le plus tôt est le mieux ! Plus vite on intègre cette expertise, dès l’étude de faisabilité ou la programmation, plus elle sera profitable.
Peut-on prendre un exemple concret de la lecture d’un espace par le feng shui?
Une illustration peut en être donnée par la ZAC Bercy-Charenton, conçue pour faire le lien entre le 12e arrondissement de Paris et Charenton-le-Pont, pour assurer entre la Seine, le boulevard périphérique et l’échangeur de l’autoroute A4 la continuité du territoire sur 70 hectares de fonctions urbaines multiples, des logements à des activités en passant par des équipements publics.
Située précisément là où la Seine entre dans Paris, cette opération porte une responsabilité majeure: assurer la continuité de l’énergie qui pénètre dans Paris, transportée par l’eau et le mouvement. La forme globale de ce nouvel ensemble doit tout
à la fois laisser le passage à cette énergie entrante, lui apporter une tonalité d’accueil et inscrire les valeurs de la ville. Cet accès par le sud-est représente un point de passage filtrant qui transforme et qui protège, ce qui repose notamment sur sa perméabilité avec les tissus environnants et sur son architecture.
Il est primordial pour le bien-être d’un lieu ou d’une ville d’identifier le type d’énergie entrant, sa qualité, sa quantité, sa tonalité. Ici, dans le sud-est de Paris, la «main de l’homme» a ajouté au fleuve
le boulevard périphérique, l’accès à l’autoroute A4, l’emprise au sol et le trafic de la Gare de Lyon. L’ensemble de ces circulations intensifie en termes énergétiques le mouvement du courant de la Seine, comme si plusieurs fleuves convergeaient au même endroit. Dès lors, l’entrée de cette énergie dans la ville devient trop forte.
Ce quartier doit donc permettre de créer un réservoir d’énergie, c’est-à-dire un espace où l’énergie est un peu retenue, par les formes, les matériaux, la circulation… puis de la diffuser en douceur dans l’ensemble de la ville. Donner de la verticalité au quartier va permettre de canaliser cette énergie. Mais cette verticalité doit rester mesurée pour ne pas devenir bloquante, pour respecter le sens naturel de circulation et pour créer du lien entre le nord et le sud. Car le nouveau quartier doit éviter le cloisonnement, interagir avec l’existant tout en prenant sa place, bref instaurer une perméabilité. L’environnement (les quartiers avoisinants) aura subi les aléas de nombreuses années de travaux. Ces tissus adjacents devront tirer bénéfice de la création de ce nouvel espace grâce à cette perméabilité, c’est-à-dire grâce à cette vie qui circule, cette énergie qui diffuse.
Enfin, son orientation au sud-est donne au quartier une énergie yang. Le sud-est est connecté à l’élément bois, à l’action, au soleil levant, à l’expansion, aux activités, à la jeunesse, à l’innovation, dont la forme de prédilection est le rectangle. En faisant écho au quartier de La Défense, il va créer un axe, une colonne vertébrale autour de la présence de la Seine. Il permettra de faire un pont entre l’énergie du métal à l’ouest et celle du bois au sud-est, soit entre l’argent et la créativité.